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bouboule

Dedans, c'est des tendons brisés, des nerfs distendus, des muscles affaiblis. Dehors, c'est des gestes retenus, des yeux qui se plissent, des douleurs qui naissent d'un simple mouvement de bras. Bouboule c'est une couverture de blessures dissimulées. C'est un rocher usé, érodé, jonché de cicatrices invisibles, de plaies cachées dans le creux des phalanges et en haut des épaules. Bouboule, c'est une tête dure, un visage finement buriné de plis et de rides qui se croisent en damier. C'est un regard lourd, des émotions qui oscillent en un froncement. C'est une voix qui monte vite, qui sonne fort et fait place nette. C'est une langue tranchée qui sait d'où elle vient et où elle reste. C'est des opinions forgées dans des contours restreints, des valeurs qui ne laissent pas d'entre-deux. C'est des amitiés ancrées et des relations anéanties en un mot. C'est une vie conduite comme il l'a voulu, avec ce qu'il a pu, sans concession et sans compter sur les autres. Une vie droite, qui ne tolère qu'à ceux qu'il aime. Et c'est une tendresse et une profonde générosité pour tous ceux qui restent du bon côté.

(en cours)

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Sa première voiture était en bois. C'était une belle chignole de sapin assemblée de ses mains. Son père a gueulé, histoire de dire, quand Yves lui a volé ses plus belles planches pour bricoler sa berline de fortune, mais il l'a laissé faire. Il a vu son fils scier le bois, poser le plancher, un siège, un gouvernail. Il l'a vu fixer sur un axe des roues récupérées sur une vieille brouette, il l'a vu vérifier la direction en tirant sur les cordes à chaque virage et il a vu son gamin de 10 ans prendre la route pour la première fois. En haut de la descente de Tigné, poussé dans le dos par un copain, acclamé par tous les autres.

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Son père ne lui a jamais dit. Il lui a fait sentir. La douleur des blocs de béton sur l’épaule, le poids du corps qui s’enfonce dans la boue, le soulagement fragile d’aligner chaque parpaing avant de reprendre la marche inlassablement. Yves rentrait terrassé, sans avoir la force de manger. Derrière la porte, il a entendu son père dire à sa mère, inquiète pour son gamin : c’est un boulot à la con, il a qu’à faire autre chose. Il voulait le protéger, lui faire comprendre la brutalité du bâtiment, l’inciter à prendre un autre chemin que le sien. Si Yves avait eu un gars lui aussi : est-ce qu’il lui aurait dit ? La sensation des membres qui s’effondrent, le poids des regards, des sous-entendus, qui t’obligent à lever la voix, la main. Le sentiment d’injustice, d’aigreur qui nait petit à petit. Ou est-ce qu’il lui montrerait malgré tout ce que ses mains ont pu faire : sa maison, sa cabane, son garage. Grâce à son père qui n’a pas su lui enlever l’envie.

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Il y avait un ruisseau dans le bas, des haies, des pâtures partout. On se promenait dans les champs, les terres chaudes comme on les appelait. On ramassait des goganes, des coquelicots, des coucous. On allait à la pêche dans les petits trous d'eau. On courait dans les clairières armés de nos frondes, nos couteaux, nos arcs et nos flèches et on s'enfonçait dans le bois pour rejoindre notre planque, un troglodyte caché sous terre. Où sont les loups ? Les loups sont à la porte. Personne n'avait suivi, on nous laissait entrer et on fermait juste derrière. On était à l'abri. Et puis tout a été arraché, les haies, les bois. On a tout aplani, rentabilisé, remembré. On a détruit le maquis et fait sortir les guerriers un par un. Nous, on est rentré dans le rang. On a longé les chemins qui tranchent les larges parcelles cultivées, ces grandes plaines où ni les bons, ni les mauvais ne peuvent plus se cacher. On a baissé la tête. Mais certains soirs, on descend encore quelques pieds sous terre hurler au loup et se désarmer ensemble.

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Le dos droit, son Laurona fièrement posé sur son épaule d’adolescent, Yves a traversé les ornières, les fossés, suivi les sillons avec son père, avec des copains. Et puis il a préféré prendre d’autres chemins, avec son Tino, dans les petits bois, les clairières, les coteaux et les longeais. Il y a longtemps qu’il a posé l’arme, qu’il a rangé les pétards de ses aïeuls dans sa cabane, accrochés au mur comme des trophées. Plus rien ne lui donne envie dans ce paysage sans surprise, déserté de haies, ouvert à tous les vents, à toutes les vues. Il laisse aux autres les fâcheries des territoires, les chasses gardées et les tensions qui font grogner les chiens et montrer les dents.

Une gêne, des pics aigus qui montent le long de l’épaule et s’installent dans le dos, des douleurs qui réveillent la nuit, à en pleurer. Alors les toubibs, et 48 heures en observation. Plutôt 51 jours. Yves n’y échappera pas. Une première opération, neuf mois d’arrêt et les premiers avertissements. Ce serait bien de changer de boulot. Mais qu’est-ce que vous voulez que je fasse ? Je ne sais faire que ça. Alors il a repris.

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Plus de muscle, plus de bras, plus rien. À force de se faire charcuter, le corps s'atrophie. Alors il remplit la brouette à moitié. Il prend quatre vis, un bout de bois, il s’occupe. Il fait parfois un peu trop, lève le bras au-dessus de l’épaule, porte plus qu’il ne devrait. Ses muscles le rappellent à l’ordre à coups d’électrochocs qui descendent jusqu’au poignet.

 

Il faut être bien dans sa tête pour tenir. On lui dit : Bouboule t’as un sale caractère. C'est sûr. Le mal aigrit, fatigue, énerve, déborde. Il en a marre d’avaler des boites de Dafalgan, de se retrouver honteux, comme un con face à son petit-fils à qui il voulait monter un lit. À quatre pattes, immobile, incapable de visser huit écrous. Il ne peut pas rester comme ça à regarder les mouches. Autant être droit comme un piquet, planté dans la terre de son potager. Ferraillé et immobile face au vent. On verra, le plus tard possible.

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