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La place de Christine

Rencontre avec Christine, ancienne agricultrice.

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Christine n’a jamais eu le temps d’y penser. Elle s’est oubliée. Il a fallu que son corps, celui qui résistait depuis tout ce temps, tire le signal d’alarme. Alors elle a foutu le camp, quitté ses champs. À 60 ans, elle se repose de ses combats et réapprend à vivre.

Elle s’en rappelle par fragments : elle travaillait dans un rang d’échalotes et elle est tombée. Comment je suis rentrée chez moi ? Je ne m’en souviens pas. C’était il y a plus de deux ans. Elle avait perdu du poids sans le voir et n’a pas pu se relever, vidée. Les mois suivants, elle les passera dans sa maison, celle dans laquelle elle vivait sans jamais s'y assoir. Son fils sera là et lui fera à manger. Sa mère aussi viendra la voir. Il faut que tu reprennes le dessus, que tu retournes bosser. Ses frères, pas une seule fois. Ils habitent et travaillent pourtant à quelques centaines de mètres à vol d’oiseau, dans cette grande ferme qui se détache du relief décharné des champs de maïs labourés. 

J’ai été en chercher des factures dans les portières de tracteur.

Depuis que Christine était revenue dans le coin, il y a 20 ans, ses jours c'était les saisonniers, les longues rangées de pommiers et les papiers, comme sa mère avant elle. Le peu de temps qu'il restait, il était pour ses enfants. Elle les élevait seule depuis qu’elle avait découvert les coups cachés sous son toit, un matin où elle était repassée à l’improviste. Son fils avait 9 ans, sa fille 3. Alors elle a fait comme elle a pu. Fini le basket, fini les quelques souffles. Christine le confesse, elle les a oubliés une fois à l’école. Mais elle s’en est sortie, malgré les insomnies, malgré la cadence infernale du travail, la pression.

Je me suis toujours battue pour faire ce que je voulais, pour être reconnue. Pour m’imposer sur des décisions. J’étais fatiguée de tout ça.

Il y avait eu une première alerte. Un malaise, trois semaines et elle avait repris. Mais cette fois, c’était différent. Elle ne tenait plus debout. Personne n’a su quoi dire, personne n'était là. Alors, au bout de quelques mois, elle a été chercher de l’aide auprès de ceux qui ont mis un mot : fibromyalgie. Il faut partir vous reposer, loin du travail, sans téléphone. Là-bas, elle n'a pas eu d'autre choix que de s'arrêter. Elle a discuté avec des inconnus qui allaient encore moins bien. Elle a pensé, ruminé sa colère fatiguée, elle s'est enfin rendue compte du poids du travail, du poids familial. Que ce sera toujours marche ou crève. Que sa lutte continue pour se faire une place, pour être reconnue dans ces champs, dans ces hangars, est vaine. Qu'elle sera vite remplacée. En y repensant, elle aurait dû le sentir. Il y avait eu des signes. Elle se souvient de ces connaissances du village qui lui avaient confié qu’ils ne savaient pas que leur père avait eu des filles.

C’est une mentalité. La ferme c’est mes frères, nous les femmes on n’existait pas. C’est seulement maintenant que je m’en aperçois, c’était ancré.

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Alors pour son bien, il fallait qu’elle parte pour de bon. Même si ce n'est pas rien de quitter sa maison, son travail, son village. Là où elle a grandi, où elle a fait ses premières conneries, franchi ses premiers grillages, construit ses premiers radeaux, organisé ses premiers jeux olympiques, où elle a commencé à travailler en s’amusant encore enfant et où elle est revenue pour élever ses gosses.

Je regrette pas, j’ai passé des bonnes années, mais finir comme ça, ça fait quand même un peu chier.

Elle a laissé sa maison à son fils et elle s’est en allée. Pas loin, mais assez pour ne plus voir de sa fenêtre son travail, sa famille. Elle loue une petite maison, dans une ancienne école à une vingtaine de kilomètres. Seule pour la première fois de sa vie. Elle s’est même achetée un canapé pour enfin s'assoir, lire des bouquins et se sentir bien chez elle. Après deux ans et demi, elle recommence tout juste, petit à petit, à pouvoir travailler. Même si la force lui manque, qu’elle doit réveiller son corps pendant des heures, qu’elle n’est plus la même et que tout ne reviendra pas, Christine a envie de reprendre. Elle ne veut pas finir comme ça. Elle donne des coups de main, à l’école, à la maison de retraite. Deux heures et elle doit se reposer. 

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À un moment donné, j’étais pourtant pas encore en forme, mais j’avais tellement envie de faire plein de choses que j’avais l’impression d’avoir 25 ans. Je me suis baladée, je n'avais jamais été autant en Bretagne.

 

Revenir dans son village, elle l’a fait quelques fois pour voir son fils, sa maison, sa belle 2CV rouge qu’elle ne pourrait plus conduire. Mais pas trop souvent. Elle préfère qu’ils viennent. Elle sera là si ses parents ont besoin, mais elle n’a pas envie de revoir les gens, son bureau en bordel, de parler de sa santé, d'entendre encore dire qu’elle pourrait redémarrer. Elle veut passer à autre chose, se faire une nouvelle vie, elle qui n’a jamais pu en profiter, qui n’a jamais pris de congés ou seulement deux jours sur un coup de tête avec ses enfants. Elle se promène, dans sa rue ou un peu plus loin, ouvre des livres, savoure le temps libre. Elle réapprend à vivre à bonne distance.

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Je redécouvre des choses, j’avais oublié tout ça. Au cinéma, je m’éclate. En plus, ici, c’est une merveille, t’es 5 ou 6 dans la salle, tout ce que j’aime. Je crois que si j’avais pas besoin d’un peu d’argent, je voudrais juste me balader. J’ai tellement pas eu de vacances. Me balader et puis rencontrer des gens.

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